Ce que ce livre appelle la dépensée, c’est un mélange inédit de refus, de peur et d’incapacité de penser. La dépensée n’est pas la bêtise. Elle est le symptôme d’un malaise dans une société où la pensée ne trouve plus ni les lieux où s’exercer, ni les « larges tranches de temps » où se déployer, ni même les mots où se formuler. À l’ère de l’économie mondialisée, la pensée est considérée comme un coût suppressible. La « valeur pensée » est à la baisse, comme Valéry le disait, naguère, de l’esprit. Une crise de la pensée sans précédent met en péril le projet même de ces Lumières dont nous nous prétendions héritiers. Peut-on encore « s’orienter dans la pensée » à l’heure du « temps de cerveau humain disponible », de la marchandisation des biens culturels et des « éléments de langage » ? L’époque nous enserre dans de redoutables injonctions contradictoires qui nous mettent au rouet entre positivisme triomphant et spiritualisme toujours renaissant, apologie des neurosciences et retour du Sujet, triomphe du numérique et nostalgie des humanités perdues. Comment sortir de ces apories, si ce n’est en mettant au jour les contradictions intrinsèques du nouveau paradigme de pensée ? La dépensée ne saurait être un destin. Il faut s’autoriser à penser encore, en cette ère de mutation décisive qui est la nôtre.
Gisèle Berkman est actuellement directrice de programme au Collège International de philosophie, dont elle est l’une des vice-présidentes. Elle est également membre du comité de rédaction de la revue Po&sie. Spécialiste des Lumières et des rapports entre littérature et philosophie, elle a récemment publié L’Effet Bartleby, philosophes lecteurs, Hermann, 2011.