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Les deux Ivan sont le tsar Ivan IV le Terrible et un simple d'esprit qui se rencontrent dans un monde tout gluant de terreur, où les bourreaux, les chiens, les gens d'armes, les bandes de pillards ou d'enfants voleurs de Moscou, qui ont appris d'emblée à vivre avec la terreur, composent un tissu humain compact, haut en couleur et profondément poétique. Kharitonov manie le coloris historique comme une pâte de rêve, love son récit dans les psychologies frustes et anxieuses d'autrefois, dont celle du tsar qui, entre beuveries et massacres, court les monastères pour soulager son âme.

Ces esclaves de boue, qu'Ivan pétrit à son aise, dont il détruit les pauvres isbas pour se faire un chemin de bois à travers les marais, sont comme hallucinés; ils ont, comme des chiens, goûté au sang humain et contracté une sorte de rage. Mirages et sortilèges sont magnifiquement ourdis dans le récit. Ivan finit par ressentir tout ce peuple et cet espace dévasté de son pays comme son propre corps. Monté par les échafaudages au sommet de la cathédrale aux sept bulbes qu'il fait ériger près du Kremlin, il voit l'espace s'ouvrir béant, il distingue Kazan et l'Oural, la mer et les vaisseaux, l'abîme et les marais, cependant qu'un ouvrier, pris de terreur en apercevant le tsar à cette hauteur prodigieuse, tombe dans le vide.

Maître des hommes, Ivan l'est aussi de la mémoire, il dicte l'histoire à son diacre, se fait relire les chroniques de ses guerres. Le Khan tatar parvient aux portes de la capitale de bois et d'or, incendie les premiers quartiers de Moscou, puis, changeant d'avis, s'éclipse, cependant que l'autre Ivan, Ivan l'imbécile, berce un enfant enflé par la faim et extrait de sa chapka un oiseau magique qui ne renaît que lorsque apparaît sur terre " un martyr dément susceptible de se mettre en quête de mémoire et de sens ".

Sans jamais disserter, fidèle à sa poétique de la magie, Kharitonov est aussi un quêteur de sens: que signifie tant de tourment sur les terres arides de l'histoire humaine?

Né en 1937, traducteur de Thomas Mann et d'autres auteurs allemands, Kharitonov est sorti sous les feux de la rampe avec l'attribution du premier Booker Prize russe, en décembre 1992. Déjà parus chez Fayard: Prokhor Menchoutine, Netchaïsk, suivi de Ahasvérus, la Mallette de Milachévitch et Un mode d'existence.